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Placer la mission de l’entreprise au coeur des décisions technologiques

Alors que nous commençons à adapter le monde du travail aux réalités de l’ère postpandémique, il est essentiel de reconnaître que les attentes du public à l’égard des entreprises ont également évolué avec le temps. De l’atténuation du changement climatique à la responsabilité sociale, les citoyens attendent des entreprises qu’elles définissent clairement leur raison d’être et qu’elles prennent des décisions en matière d’investissement et de comportement qui soient cohérentes avec cette mission.

Parmi ces considérations figurent les décisions relatives aux technologies : quand les utiliser, comment les déployer et à quelles fins.

Assurément, les activités de planification et d’acquisition de technologies sont essentielles pour la viabilité d’une entreprise. Mais l’adoption d’une technologie n’est pas bonne en soi. Les technologies ne sont ni bonnes ni mauvaises – et c’est dans leur utilisation que les organisations déterminent leur impact. Ainsi, les entreprises animées d’une mission définiront les résultats qu’elles souhaitent obtenir grâce à la technologie avant d’investir.

Dans cette nouvelle étude, Sara Diamond et Cindy Gordon explorent la relation entre la technologie et la mission de l’entreprise, en particulier en ce qui concerne l’IA et l’apprentissage automatique. Les autrices examinent pourquoi il est essentiel que les dirigeants d’entreprise considèrent l’impact de ces technologies sur leur organisation avant toute décision d’adoption et de déploiement. Pour guider ces processus, elles formulent des recommandations spécifiques à l’intention des cadres et des dirigeants des conseils d’administration pour une adoption efficace de l’IA et de l’apprentissage automatique.

Selon l’expertise des autrices, les entreprises animées d’une mission « porteront un regard critique sur les nouvelles technologies et se demanderont s’il ne serait pas préférable de s’appuyer sur une technologie existante pour développer de nouveaux usages. Pour elles, les objectifs ne se limitent pas aux bénéfices trimestriels. On voudra plutôt qu’ils s’inscrivent dans une perspective de durabilité à long terme et d’équilibre social ».

Les technologies n’existent pas dans le vide. Tout ce qui les concerne – de la conception à l’adoption en passant par les impacts qu’elles auront – est façonné par les décisions prises par des personnes. Par conséquent, avant de s’attaquer au changement technologique, les entreprises animées d’une mission analyseront d’abord l’impact sur leurs multiples parties prenantes et entreprendront de tels changements en collaboration avec les communautés, les utilisateurs et les clients, tout en tenant leurs investisseurs, leurs actionnaires et leurs conseils d’administration bien informés.

En fin de compte, Diamond et Gordon conseillent aux administrateurs de ne pas se laisser emporter par la technologie pour elle-même. Elles insistent plutôt sur le fait que les dirigeants d’entreprise doivent veiller à ce que la technologie s’inscrive dans une stratégie véritablement guidée par leur mission.

Chris Hall en conversation avec David MacNaughton

Incertitude. Changement. Polarisation croissante. Probablement qu’aucune période électorale n’a été aussi minée que la course à la présidence des États-Unis de 2024. Au cours des 12 à 14 prochains mois, les entreprises canadiennes devront en priorité gérer les défis et saisir les occasions qui se présenteront au sud de la frontière. 

Peu de gens connaissent mieux les relations canadoaméricaines que David MacNaughton. En qualité d’ancien ambassadeur du Canada aux États-Unis, il a joué un rôle déterminant pour promouvoir les investissements et le commerce canadiens auprès de l’administration Trump et pour créer des alliances entre les industries américaines et d’autres ordres de gouvernement. M. MacNaughton est maintenant président de Palantir Technologies Canada Inc., et il continue de siéger à de nombreux conseils d’administration. Avant son mandat à Washington, D.C., il a été conseiller stratégique auprès de gouvernements et d’entreprises. 

Nous avons demandé à MacNaughton de nous aider à comprendre les risques et les avantages pour le Canada, dans un contexte où Donald Trump brigue à nouveau l’investiture républicaine dans un pays de plus en plus polarisé autour de sa candidature et du rôle de l’Amérique sur la scène internationale. 

Si l’ancien ambassadeur entrevoit d’immenses possibilités pour le Canada dans l’année à venir, il estime que le pays ne doit pas se satisfaire d’une certaine médiocrité. 

Chris Hall : En tant qu’ancien ambassadeur du Canada à Washington, que doivent surveiller les entreprises canadiennes alors que la course à la présidence des États-Unis s’intensifie ? 

David MacNaughton : Je crois que l’isolationnisme et le protectionnisme sont actuellement des tendances de fond, tant chez les républicains que chez les démocrates. Aux États-Unis, il y a toujours eu des vagues de protectionnisme et d’isolationnisme. Et nous pouvons observer à présent, dans les deux partis, des éléments de ces deux types de comportement. Un groupe entier au sein du Parti républicain est contre l’OTAN, et contre l’aide à l’Ukraine. Et même si Biden a assez bien réussi à mobiliser les alliés et a mis sur pied une coalition pour soutenir l’Ukraine, un protectionnisme sousjacent persiste au sein du Parti démocrate. Ces deux tendances ont des conséquences pour le Canada et pour les entreprises canadiennes.  

Chris Hall : Pouvez-vous préciser quelles sont les conséquences éventuelles ? À titre d’ambassadeur lors de la première administration Trump, vous avez fait face à ces enjeux commerciaux et à ce protectionnisme. 

David MacNaughton : Si vous regardez l’Inflation Reduction Act, il s’agissait essentiellement d’une subvention massive accordée à l’industrie américaine pour lui permettre de s’adapter à l’énergie verte, et nous avons dû envisager de verser des subventions équivalentes ou similaires. Les sommes investies par le Canada et l’Ontario dans les batteries et les crédits d’impôt à l’investissement que Chrystia Freeland [vice-première ministre et ministre des Finances] a prévues dans son budget en sont une illustration. Donc au gouvernement, on essaie de trouver un moyen de maintenir notre compétitivité par rapport aux subventions accordées aux ÉtatsUnis.  

À Washington, j’ai constaté que les États-Unis faisaient ce qu’ils pensaient être dans leur intérêt, ce qui est normal dans tout pays. Cependant, ils ne se rendent pas compte que le Canada entretient des relations très importantes avec eux, tant sur le plan de la sécurité que sur celui du commerce, et que si nous ne le leur rappelons pas et si nous ne disposons pas d’appuis là-bas, nous n’obtiendrons rien de bon, tout simplement parce qu’ils ne se préoccupent pas de nous. Pour eux, les Canadiens sont « des gens sympathiques toujours prêts à s’excuser », et le Canada est « un endroit agréable à visiter », sans plus. Mais ils n’ont pas conscience de l’existence d’une économie intégrée. 

Chris Hall : Donald Trump se porte à nouveau candidat. Sans vouloir présumer de l’issue de la course à l’investiture, il a proposé au moins une chose : l’imposition d’un droit de douane de 10 % sur toutes les importations aux États-Unis, quel que soit le pays d’origine. Quelles sont les implications d’une politique commerciale protectionniste pour une entreprise canadienne à la recherche de débouchés au sud de la frontière ? 

David MacNaughton : Tout d’abord, parlons de cette proposition. Je crois qu’on aura du mal à la faire adopter par le Congrès. Mais le fait que Trump propose l’imposition de ce tarif indique qu’il y a une partie de l’électorat américain qui considère la concurrence étrangère comme peu souhaitable et injuste. Je me rappelle notre première rencontre avec Trump ; le premier ministre Trudeau avait soulevé la question du bois d’œuvre résineux. [Le secrétaire au Commerce] Wilbur Ross, qui était présent à la réunion, a déclaré : « Vous savez que les Canadiens subventionnent leur bois d’œuvre. » Évidemment, j’ai contesté cette affirmation. Ross a alors déclaré : « Monsieur le Président, nous appliquons des tarifs à l’heure actuelle, mais nous négocions un arrangement de quotas. » Trump a répondu : « J’aime les tarifs. Je n’aime pas les quotas, qui ont tendance à faire grimper les prix. » On secoue la tête et on se dit qu’il y a clairement une incompréhension de l’économie làbas. Je pense que Trump n’a pas d’expertise ou de vision profonde en matière de politiques. Il exploite un sentiment qui existe aux ÉtatsUnis, et je crois que ce sentiment doit nous préoccuper.  

Chris Hall : Vous avez mentionné que le protectionnisme fait partie de la philosophie actuelle aux ÉtatsUnis. Quelles stratégies les entreprises et les investisseurs canadiens peuvent-ils adopter pour composer avec ce protectionnisme ?   

David MacNaughton : Il s’agit de collaborer avec les gens aux ÉtatsUnis qui comprennent l’importance du Canada, tout en faisant preuve de fermeté de temps en temps.  

Nous ne pouvons pas nous engager dans une guerre commerciale à grande échelle avec les ÉtatsUnis. Nous dépendons beaucoup plus de nos échanges commerciaux avec eux qu’ils ne dépendent des leurs avec nous. Cela dit, il y a des éléments importants pour lesquels ils dépendent de nous. Nous pouvons leur rappeler l’importance de ce commerce bilatéral et de son maintien. 

Chris Hall : Vous avez participé à la négociation du nouvel accord commercial [Accord CanadaÉtats-UnisMexique, ACEUM]. Cet accord deviendra probablement la cible de candidats désireux de marquer des points auprès de l’opinion publique américaine au cours de l’année à venir. Dans quelle mesure cet accord est-il menacé ? 

David MacNaughton : Il est tout à fait possible que cela devienne un sujet de discussion. Je pense que la principale cible du mécontentement américain sera le Mexique, avec lequel subsiste une foule d’enjeux, dont celui de la frontière. Les problèmes canadiens sont plutôt circonscrits, qu’il s’agisse des question touchant les logiciels ou la gestion de l’approvisionnement. Au début des négociations, les Américains voulaient exiger qu’une certaine proportion du contenu automobile soit produit aux États-Unis. En fait, cela aurait tué notre industrie automobile parce qu’il y aurait désormais deux sources de production : l’une des États-Unis et l’autre du Mexique. 

Bien sûr, nous tentions de comprendre comment nous engager sur ce terrain avec les Américains. Heureusement, un de nos responsables commerciaux a eu une idée et a demandé : « Pourquoi ne proposons-nous pas qu’un pourcentage de la production d’automobiles soit réalisé dans des usines qui paient leurs travailleurs au moins 16 $ de l’heure ? » Nous étions soudainement du même côté de la table que les Américains parce qu’aucune usine mexicaine ne payait ses travailleurs 16 $ de l’heure en moyenne. On a donc assisté à un mélange de flatteries, de menaces ciblées et de créativité. 

Chris Hall : Vous n’avez pas mentionné le mouvement vers les chaînes d’approvisionnement fondées sur la délocalisation dans un pays proche ou dans le pays après le mandat de l’administration Trump. Est-ce une chose que les entreprises devraient poursuivre, peu importe l’issue de l’élection ?  

David MacNaughton : Oui. C’est ce que l’administration Obama appelait le friend-shoring (littéralement, la « délocalisation chez des pays amis »). Mais la plupart de leurs « amis » se trouvent en fait aux ÉtatsUnis, pour autant que je sache.  

Mais les chaînes d’approvisionnement sont en train de s’adapter pour réduire leur dépendance à l’égard de la Chine et rechercher des lieux sûrs et accueillants pour s’approvisionner. Ces ajustements vont prendre du temps, mais cela offre des possibilités au Canada. Prenons l’exemple des minéraux critiques ; le Canada obtient actuellement une quantité importante de ces minéraux de la Chine, un peu de l’Afrique et un peu de l’Amérique du Sud. Nous devons trouver un moyen de mettre ces ressources sur le marché plus rapidement. Je discutais il y a quelque temps avec un ancien conseiller principal en sécurité du gouvernement américain, et j’ai soulevé la question des minéraux critiques. Je lui ai demandé : « Seriez-vous prêts à signer un genre de contrat de paiement contre livraison à long terme pour avoir accès aux minéraux canadiens ? » Il a répondu : « Oui, bien sûr, mais nous aimerions que la livraison ait lieu avant 2050, le temps que vous vous organisiez »… 

Chris Hall : À prendre en considération… Parlons un peu de politique. Si l’on regarde les Américains, on a l’impression qu’ils sont plus profondément divisés, plus polarisés politiquement qu’ils ne l’ont peutêtre jamais été. Quelles sont selon vous les conséquences possibles d’un pays aussi divisé sur le plan politique ? 

David MacNaughton : Je pense que c’est grave et très inquiétant. Mais en réalité, je crains que cela ne se répercute sur notre propre politique au Canada. Je crois que c’est déjà commencé, pas au même degré qu’aux ÉtatsUnis, mais les Américains ont un pays remarquablement résilient. Ils ont une économie très forte, qui demeure la plus importante au monde. C’est une économie très novatrice et productive. Je ne dis pas qu’ils peuvent se permettre d’agir de manière stupide sur le plan politique, mais ils le peuvent mieux que nous. Lorsque nous avons dû faire face à la menace existentielle qui pesait sur l’accord de libre-échange, les Canadiens se sont serré les coudes, avec les gouvernements fédéral et provinciaux, les syndicats du secteur privé et du secteur public, les peuples autochtones. Tout le monde s’est mobilisé. Ces deux dernières années, ce sens de l’objectif commun s’est effrité et nous sommes devenus beaucoup plus divisés dans nos approches. Je ne blâme ni la droite ni la gauche. Je pense que les deux camps sont responsables de cette polarisation. Un pays de 40 millions d’habitants comme le Canada, qui a des enjeux en matière de productivité et dont le marché intérieur n’est pas assez important pour prospérer, ne peut tout simplement pas se permettre une telle polarisation. 

Chris Hall : Dressez-nous un portrait plus large du rôle des États-Unis dans la conduite des affaires internationales. Trump n’est pas un grand partisan de l’OTAN et de la coopération mondiale en matière de changement climatique. Vous avez évoqué une certaine bonne volonté à l’échelle mondiale. Craignezvous que le soutien à ces initiatives ne se dissipe d’ici novembre 2024 ? 

David MacNaughton : Je m’inquiète de la capacité des États-Unis à exercer un leadership international dans un certain nombre de ces forums. Nous devons également comprendre que certaines des institutions internationales sur lesquelles nous nous sommes appuyés depuis la Seconde Guerre mondiale pour maintenir la paix et la prospérité se sont effondrées. Elles ne fonctionnent pas. Les Nations unies est une organisation, je ne dirais pas inutile, mais elle n’est pas très dynamique. L’Organisation mondiale du commerce n’est pas du tout sérieuse. Nous devons donc considérer que nos alliances sont fondées sur un rassemblement de parties prenantes volontaires… et travailler avec les Américains sur les défis continentaux, y compris les migrations en Amérique centrale et en Amérique du Sud. Le Canada ne peut plus faire cavalier seul. Sur des sujets tels que le changement climatique, la discussion est vraiment, vraiment complexe. Quiconque affirme que nous allons résoudre le problème en rassemblant un groupe de personnes à Paris ou ailleurs pour convenir de cibles fait preuve de naïveté. J’aimerais voir des plans plutôt que des objectifs en vue de la réalisation d’une sorte de transition énergétique.  

Nous avons été absents sur de nombreux fronts. Nous avons été forts en rhétorique et pour adopter des cibles, et faibles pour élaborer des plans pratiques permettant de parvenir à des solutions mondiales, plutôt qu’à des solutions simplement canadiennes.  

Chris Hall : Dernière question. J’ai l’impression que vous voyez beaucoup plus de risques à l’horizon que d’avantages pour les entreprises canadiennes. Est-ce exact ? 

David MacNaughton : Prenez du recul et regardez la planète aujourd’hui. Regardez le Canada et demandez-vous s’il existe un pays qui a nos avantages. Nous avons des ressources naturelles. Nous avons une attitude positive à l’égard de l’immigration. Nous avons une maind’œuvre instruite. Que faudrait-il d’autre pour que notre économie occupe une place de premier plan dans le monde ? Nous semblons nous satisfaire de la médiocrité, et ce n’est pas seulement une critique à l’égard du gouvernement. Je pense que certains acteurs de l’industrie sont aussi responsables.   

À mon avis, nous n’encourageons pas assez la concurrence sur le marché. Donc, d’un côté, je vois d’énormes possibilités pour le Canada. Mais nous ne pourrons pas réaliser de grandes choses si nous ne cherchons qu’à marquer des points politiques sur nos adversaires au lieu d’avoir une vision commune qui nous amène à travailler ensemble à la réalisation d’objectifs communs. Si les gouvernements canadiens ne se prennent pas en main et ne travaillent pas avec le secteur privé, je vois de nombreuses menaces. Dans le cas contraire, j’entrevois d’immenses possibilités pour notre pays. 

Nouveau rapport sur le développement durable des entreprises

Rédigé par Rod Lohin, directeur exécutif du Michael Lee-Chin Family Institute for Corporate Citizenship de la Rotman School of Management, Concepts et vocabulaire de la stratégie de développement durable des entreprises, de la finance durable et des rapports sur le développement durable examine les preuves de plus en plus nombreuses, au cours des 20 à 30 dernières années, des manières dont la stratégie de développement durable et la finance durable sont bénéfiques pour les entreprises et pour la société. Nous sommes en train de basculer de l’ère de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) à celle de la « création de valeur partagée » (CVP) ou, autrement nommée, l’ère de la mission des entreprises. 

Entretien avec Dominic Barton

Pour comprendre certains des enjeux auxquels font face les entreprises canadiennes, nous nous sommes entretenus avec Dominic Barton, l’un des plus fiers représentants du Canada à l’étranger et une autorité en matière de commerce international. Président de Rio Tinto et de LeapFrog Investments, M. Barton est également chancelier de l’Université de Waterloo. Il s’est récemment joint à l’Eurasia Group à titre de conseiller stratégique. Cet ancien ambassadeur du Canada en Chine a passé la majeure partie de sa carrière au sein de McKinsey & Company où il a occupé les fonctions de directeur général mondial.

Barton a accompagné certains des plus grands PDG de la planète dans des transformations difficiles et a conseillé des chefs de gouvernement au Canada, aux États-Unis, à Singapour et en Corée du Sud. Puisant dans cette expérience, Barton apporte un éclairage personnel sur le « nouveau modèle de mondialisation » qui se profile à l’horizon, sur la récession probable et sur les défis posés au mouvement ESG (environnement, société et gouvernance). Malgré la volatilité des conditions sociales et économiques, c’est avec optimisme qu’il entrevoit l’avenir des Canadiens et des entreprises au pays.

Au début de la pandémie de COVID-19, nous avons assisté à une montée du capitalisme participatif, ce qui a retenu l’attention des investisseurs et des médias. Alors que nous vivons une crise de l’abordabilité, le pendule est-il reparti dans l’autre direction ?

Nous arrivons à un point de bascule. On observe en ce moment une conjonction de plusieurs facteurs : les changements technologiques, les déplacements du pouvoir économique, les inégalités croissantes, le déclin de la confiance, les ruptures d’approvisionnement et la guerre en Ukraine. Les gouvernements et les entreprises s’inquiètent avec raison de la sécurité de la chaîne d’approvisionnement. Un nouveau modèle de mondialisation est en train d’émerger.

Nous avons dépensé des sommes colossales pour endiguer les effets de la COVID-19. Et nous voici maintenant aux prises avec le spectre de l’inflation. On a l’impression que nos réservoirs sont vides et notre patience est à bout. Nous nous sentons fragiles et les gens sont frustrés.

À l’université, j’ai étudié les crises financières et économiques et, à l’instar de nombreux étudiants en économie, j’ai lu Manias, Panics and Crashes de Charles Kindleberger. Selon cet auteur, le cycle de vie d’une bulle financière se déroulerait en cinq phases. Lors de la quatrième phase, les initiés liquident leurs actions et, lors de la cinquième, c’est au tour des non-initiés de se retirer du marché, ce qui provoque l’éclatement de la bulle. Je pense que nous nous situons actuellement quelque part entre la quatrième et la cinquième phase. Après avoir atteint un pic en janvier 2022, qui nous donnait accès à des prêts bon marché et à des capitaux faciles à obtenir, la perte financière se chiffre aujourd’hui à près de 11 000 milliards de dollars en valeur boursière. Il s’ensuivra probablement une récession, des bouleversements et une hausse du chômage. Nous devons également être attentifs aux cycles politiques. On voit déjà les gouvernements tenter de maintenir un équilibre entre la défense des intérêts nationaux et ceux de la planète.

Je crois que le moment est venu pour les entreprises de se projeter dans l’avenir. Pendant que les gens s’affolent, voici peut-être l’occasion de bâtir quelque chose, d’optimiser ses avantages concurrentiels, ses talents et ses compétences essentielles, sans oublier la R.-D. et les fournisseurs, même si cela semble contre-intuitif à première vue.

Quel est ce nouveau modèle de mondialisation que vous entrevoyez ?

La mondialisation des échanges est là pour de bon. Nous ne mettrons pas subitement fin aux importations et aux exportations pour pratiquer le nationalisme économique. C’est une avenue que les consommateurs n’accepteront pas. Pas plus que les entreprises d’ailleurs, car ces dernières se sont adaptées à ce système qui a permis d’améliorer notre qualité de vie. La part des échanges commerciaux dans le PIB du Canada a augmenté de trois pour cent depuis la crise financière mondiale et le commerce mondial a presque triplé entre le début du siècle et l’année 2018. Mais nous avons de nouveaux défis à relever. On accorde aujourd’hui plus d’importance à la sécurité de la chaîne d’approvisionnement et des pays comme le Canada et les États-Unis favorisent la délocalisation entre pays amis. Cela fait que nous assisterons sans doute à une réduction du commerce des biens.

Les pays ont de bonnes raisons de vouloir sécuriser leurs chaînes d’approvisionnement. Prenez l’exemple de l’Ukraine, qui produit la moitié du néon à l’échelle mondiale. Cette composante est essentielle au fonctionnement des lasers utilisés dans la fabrication des puces. Lorsque les deux principaux fournisseurs de néon ont été contraints de cesser leurs activités en raison de l’invasion russe, les répercussions sur la capacité mondiale de fabrication de puces et sur la production de téléphones cellulaires, d’ordinateurs portables et de voitures ont été immédiates. Il incombe aux pays de se pencher sur leurs vulnérabilités et de renforcer leurs capacités nationales dans certains secteurs.

Ensuite, nous observons des blocs commerciaux qui se consolident : la zone euro, l’Amérique du Nord (CUSMA), un bloc très important, et l’ASEAN (Asie du Sud-Est), qui représente plus de 600 millions de consommateurs. Il y a aussi le MENAP qui regroupe le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord et le Pakistan, ainsi que le bloc formé par l’Afrique subsaharienne. On sait aussi que les liens entre les économies d’Amérique du Sud et d’Asie centrale se resserrent. À l’heure actuelle, 75 % de nos échanges commerciaux se concentrent en Amérique du Nord. Nous devons élargir nos horizons et évaluer la place qu’occupe le Canada dans chacun de ces blocs clés.

On conclut trop facilement au déclin de la mondialisation. Je crois plutôt que nous verrons l’émergence d’un autre type de mondialisation, que l’on pourra notamment observer dans les services commerciaux avec l’accroissement de la sous-traitance à l’étranger. Les informations continueront à circuler rapidement entre les frontières grâce aux plateformes comme Facebook, YouTube et TikTok. Déjà, les habitants du Royaume-Uni et de l’Indonésie sont très connectés dans les domaines du divertissement et du commerce électronique. Et à mon avis, ce n’est que la pointe de l’iceberg.

Nous avons vu la réaction des consommateurs et des dirigeants politiques canadiens face à l’invasion russe. Quelle conclusion pouvons-nous en tirer ?

La situation en Russie nous a montré les limites des échanges commerciaux internationaux. Les entreprises doivent envisager différents scénarios dans l’éventualité où le commerce et les investissements étaient interrompus. Que faire si on perd l’accès à une composante essentielle entrant dans la fabrication d’un produit dont nous avons besoin, par exemple une cellule photovoltaïque ou la puce d’un téléphone portable ?

C’est l’un des domaines où les organes de réglementation bancaire se distinguent : ils sont en mesure d’évaluer les risques. Et ils demandent aux banques de se préparer à ces risques extrêmes. Pensons au « risque associé à Taïwan », par exemple. Même si les possibilités de rupture sont faibles, il faut s’y préparer. Le risque n’est pas nul. C’est fou quand on pense qu’il y a dix ans, cette question ne nous aurait pas effleuré l’esprit.

Plusieurs dirigeants sont tenus de composer avec des objectifs à long terme tout en subissant d’intenses pressions pour réduire leurs coûts à court terme. Quels conseils leur donneriez-vous ?

Les entreprises sont dépendantes des cycles économiques et traversent parfois des périodes pénibles faites de hauts et de bas. Plusieurs d’entre elles peuvent faire faillite et disparaître. C’est un problème sérieux.

Plusieurs recherches ont démontré que, durant les grandes crises que le monde a traversées, que ce soit la crise financière mondiale de 2008-2009 ou la crise financière asiatique de 1997-1998, les entreprises qui ont investi et sont demeurées compétitives dans des domaines clés, comme la recherche et le développement, s’en sortent mieux et ont de meilleurs résultats financiers. Au cœur de la crise, le cours de leurs actions n’était probablement pas à la hauteur de celui de leurs concurrents, mais au bout du compte, leurs investissements stratégiques leur ont été profitables.

Au milieu de la crise financière asiatique, en Corée et à Singapour, la plupart des entreprises étrangères fermaient leurs portes, réduisaient leurs activités ou quittaient la région en disant : « C’est fichu, c’est la fin ».

Dans les années 1990, la société de conseil Booz Allen occupait la première place dans la région Asie. Qu’a-t-elle fait quand la crise asiatique a frappé ? Elle a réduit ses activités. Chez McKinsey, nous estimions que l’Asie demeurait un marché à fort potentiel malgré tous les défis qui se posaient. Nous souhaitions devenir un joueur important sur le continent, c’est pourquoi nous avons investi et recruté un grand nombre de professionnels, y compris ceux qui venaient de quitter Booz Allen. Aujourd’hui, McKinsey est le principal cabinet de conseil stratégique de la région.

Cela est un exemple parmi tant d’autres, mais en période de bouleversement, la haute direction doit être attentive au cycle que traverse son entreprise pour mieux discerner les occasions. Elle doit reconnaître que ce sera difficile et qu’elle devra l’exploiter de la manière la plus efficace et la moins chère possible. Mais aussi se convaincre que le fait d’investir dans des domaines prioritaires lui permettra de se retrouver à terme dans une situation plus favorable. Cela prend du cran. Cela exige de prendre un tournant stratégique et de croire qu’en mobilisant les énergies et en étant offensifs et disciplinés, l’on peut devancer la concurrence. N’est-ce pas ce que doivent faire les entreprises axées sur le long terme ? Warren Buffet l’a bien compris. Rappelez-vous son investissement de 5 milliards de dollars dans Goldman Sachs en 2008…

Parallèlement, elle devra aussi se demander combien il y aura de postes à sacrifier. Pour ma part, je préférerais rencontrer les dirigeants pour les convaincre de réduire les dépenses. Oui, il faudra se serrer la ceinture, éliminer les primes, rogner sur tout ce qui n’est pas essentiel. Mais il faudra aussi éviter de toucher à ce qui est fondamental, notamment les ressources humaines, la R.-D. ainsi que les relations avec les clients et les fournisseurs privilégiés.

La polarisation des opinions politiques est-elle un obstacle pour le mouvement ESG ?

Depuis que je suis à Rio, j’ai observé un certain changement. Les investisseurs étaient très enthousiastes et intéressés par l’ESG et nos objectifs de décarbonisation. Cet engouement s’est quelque peu estompé depuis. Des gens m’ont même dit : « imaginez votre dividende si vous n’étiez pas sortis du secteur du charbon ».

J’ai expliqué que nous avons quitté de cette filière, car nous nous sommes engagés à effectuer un virage. Notre entreprise, qui a 150 ans, a un horizon d’investissement de 20 à 30 ans et notre réponse au problème climatique est la bonne. Nous mettons notre énergie à atteindre nos objectifs de décarbonisation. Des coûts à court terme sont à prévoir, mais nous nous plaçons en position de gagner la grande bataille. Je suis plus déterminé que jamais.

Nous constatons cependant que certaines mesures pro-ESG peuvent être source de conflits. Elles ne s’accordent pas toujours. Dans le cas de Rio, par exemple, nous souhaitions trouver une solution mutuellement bénéfique avec les dirigeants autochtones de l’Arizona dans le cadre de notre projet Resolution Copper. Le respect et la collaboration avec les communautés d’accueil sont essentiels.

Ce projet nous apparaît nécessaire, car les États-Unis et le monde entier ont besoin de cuivre. Sans cette matière première, nous ne pourrons pas réaliser la transition énergétique. Depuis que l’humanité existe, sept cents millions de tonnes de cuivre ont été produites. Pour atteindre les objectifs de Paris, nous devrons produire la même quantité, mais en 20 ans seulement. Le projet est justifiable d’un point de vue environnemental, mais son acceptation sociale nécessite un travail assidu.

Nous devons apprendre à accepter et à mettre en œuvre certaines solutions, même imparfaites, car autrement, rien ne se fera. La recherche de la perfection est parfois l’ennemi du bien. Nous ne pouvons rester assis et paralysés et laisser la planète se consumer. Cela serait inacceptable.

Dans cet ordre d’idées, quel est le rôle des sociétés minières dans la transition climatique ?

Leur rôle est indispensable. Nous ne pourrons pas décarboniser sans les minières. La fabrication d’une éolienne de 1,5 MW nécessite à elle seule 1 900 livres de cuivre, et il faut six fois plus de minéraux critiques pour fabriquer un véhicule électrique que pour construire une voiture ordinaire.

L’exploitation minière est donc essentielle, mais on peut faire mieux en matière d’acceptabilité sociale. Même les populations qui comprennent l’importance des mines n’en veulent pas dans leur cour. Les minéraux peuvent se trouver n’importe où, parfois dans les régions les plus reculées de la planète. Nous devons composer avec cet état de fait et nous engager avec les communautés d’accueil de manière responsable.

À Rio, notre objectif est d’atteindre la carboneutralité d’ici 2050. Nous voulons réduire nos propres émissions de niveaux 1 et 2 de 50 % d’ici 2030, mais il importe de mieux expliquer notre travail, et les raisons pour lesquelles ce travail est utile pour la planète.

Nous venons de parler des défis que rencontrent les entreprises canadiennes. Qu’est-ce qui vous rend optimiste ?

Je considère que le Canada a un énorme potentiel, surtout en ce moment. Regardez ce qui se passe dans le monde. Nous sommes huit milliards d’habitants et nous serons bientôt dix milliards. Des forces sourdes sont en mouvement : la recherche technologique, le dérèglement climatique, la démographie, l’inégalité des revenus. Je ne connais pas de pays mieux placé que le Canada pour faire face à tout cela.

D’abord, nous disposons d’eau, d’énergie et de ressources minérales. Ensuite, nous avons une population dont les valeurs sont planétaires et multiculturelles. C’est un avantage énorme dans notre monde complexe.

Nous sommes un chef de file dans les technologies, mais nous n’en parlons pas. Pensons à Nortel ou à BlackBerry ou à l’intelligence artificielle, un secteur qui me passionne, car nous avons trois centres de classe mondiale au Canada et je pense que nous sommes également des leaders en la matière. Tous les éléments sont en place, mais je remarque que nous manquons parfois d’ambition.

Sans rien tenir pour acquis, nous observons que la polarisation politique est bien moins prononcée ici qu’aux États-Unis. Nous sommes une nation raisonnable. À long terme, cela a son importance. Nos fonds de retraite sont remarquables et de calibre mondial. J’aimerais bien voir tout le potentiel canadien se déployer.

Je rêve de voir le Canada abriter une cinquantaine de grandes entreprises mondiales occupant les tout premiers rangs dans leur secteur d’activité. Cela nous permettrait de créer notre propre réseau d’excellence grâce à la R.-D., à l’innovation et au développement du leadership et des talents. Peut-être qu’en raison de nos forces, nous sommes devenus un peu trop complaisants. Mais je demeure tout de même persuadé que notre pays ira loin.

*Le contenu de cet entretien a été modifié pour des raisons de longueur et de clarté.