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La puissance du design pour réimaginer nos sociétés et nos entreprises

DEPUIS DES DÉCENNIES, on fait appel aux méthodes, à la pensée créative et à la réflexion stratégique des designers du monde entier pour nous aider à résoudre les grands problèmes de société. Grâce aux talents des designers, l’ensemble de la société peut jouir de produits, de services et de systèmes durables, qui sont inclusifs et respectueux des différents besoins et cultures. Aujourd’hui, avec la pandémie de COVID-19 qui a révélé de profondes inégalités sociales, il y a lieu de réfléchir au monde que nous voulons construire demain. L’apport du design sera essentiel.

La crise actuelle a exposé au grand jour nos failles sur le plan humain et aucune facette de notre société n’a été épargnée. On a découvert la précarité dans laquelle vivent trop de nos concitoyens, et le rôle vital que jouent nos travailleurs de première ligne, dont on avait sous-estimé la contribution. Dans le milieu des affaires, on s’intéresse désormais aux questions sociétales, on revoit la mission d’entreprise et on est prêt à assumer un rôle accru pour relever les défis de l’heure. Dans les secteurs public et privé, le temps est venu de mettre à l’œuvre la créativité des designers et de les inviter à réfléchir aux grandes questions, en concertation avec les communautés.

« Dans le meilleur des cas, le design se concentre sur les besoins des utilisateurs et engage ces derniers dans la définition des problèmes et l’expérimentation de solutions. »

Le design est une pratique intentionnelle, créative et technique qui consiste à trouver des solutions pratiques à des besoins humains. C’est une démarche qui prend en considération les parties prenantes et s’appuie sur une vision d’avenir, en ce sens qu’elle tente non seulement de répondre aux besoins et usages d’aujourd’hui, mais aussi à ceux de demain. Dans le meilleur des cas, le design se concentre sur les besoins des utilisateurs et engage ces derniers dans la définition des problèmes et l’expérimentation de solutions. Fondamentalement, le design est lié à la mission de l’organisation, les deux découlant de décisions ayant des incidences plus larges sur les communautés et les individus.

Les designers issus des communautés noires, autochtones ou racialisées apportent leur expérience de vie et leur sensibilité à la création de designs inclusifs et porteurs de sens pour les entreprises, les consommateurs et les communautés. Afin d’encourager l’enseignement et la recherche sur le design inclusif, l’université OCAD a embauché cinq professeurs issus de la communauté noire en 2020 sous la direction de la doyenne Dori Tunstall, la première doyenne noire au monde dans le domaine du design. L’université s’est également donné des moyens d’améliorer son approche en matière de design autochtone. Cette année, à l’occasion du Mois de l’histoire des Noirs, la prestigieuse College Art Association et le Advertising and Design Club of Canada (ADCC) explorent les contributions et les approches des designers afro-descendants.

Les projets de design qui répondent à des problématiques d’aujourd’hui abondent. Récemment, les dirigeants de l’Union européenne ont adopté « le nouveau Bauhaus européen », une initiative qui vise à encourager les designers à mettre leur art au service d’une Europe post-   COVID plus égalitaire, plus résiliente et plus écologique. Ce mouvement milite pour un design durable et pour un équilibre entre fonction et esthétisme. Il appelle à une collaboration entre les entrepreneurs et les créateurs afin de lutter contre les changements climatiques, par exemple en imaginant des solutions à grande échelle dans les domaines du bâtiment, du transport ou de l’innovation numérique peu énergivore.

D’autres exemples existent. Plusieurs mouvements tel le nouveau Bauhaus s’inspirent des 24 Principles for Designing Massive Change de Bruce Mau, qui invitent à la générosité, à l’inclusion sociale et à faire preuve de sensibilité écologique. Les travaux de Mau insistent sur la valeur transformatrice d’un design sensible, en tant qu’outil pour améliorer la qualité de vie et relever les grands défis.

Concrètement, dans l’après COVID, on ne pourra plus ignorer l’importance de revoir nos espaces physiques. Nous ne pourrons tout simplement pas laisser le « business as usual » prévaloir. C’est en raisonnant selon cette logique du statu quo que nous sommes arrivés là où nous sommes aujourd’hui. Il faudra plutôt faire preuve d’audace et se montrer prêt à revoir notre utilisation de l’espace et la façon dont nous le partageons.

Le design peut aider les entreprises qui repensent leur mission et se préparent à évoluer dans un nouveau contexte. Le processus de « design thinking » et la boîte à outils du designer ont fait leurs preuves.  Durant cette démarche créative – à laquelle participe une variété d’intervenants et de sources – on détermine les besoins, on définit et résout les problèmes. Dans l’idéal, on privilégie des remue-méninges réunissant des participants de tous les niveaux de l’organisation, parfois même de l’extérieur, pour profiter d’une diversité d’expériences et d’un regard pluridisciplinaire. Ces contributions sont essentielles pour entreprendre avec sérieux un changement de mission.

En recourant à une variété de techniques, allant de l’observation et de la collecte de données à l’esquisse et au brainstorming, les participants du « design thinking » cernent les enjeux et les opportunités, puis se lancent dans l’élaboration de stratégies. Ils créent des concepts qui sont aussitôt évalués, éliminés ou améliorés, selon les commentaires des parties prenantes. L’objectif est l’amélioration continue dans un contexte en évolution. Une approche inclusive et généreuse du design fait partie intégrante du processus. On s’assure aussi de tenir compte des besoins et de l’opinion des divers individus et groupes en présence pour déterminer les besoins, les questions, les objectifs et les résultats.

La méthode du « design thinking » s’applique facilement aux innovations techniques. Mais elle est tout aussi viable dans le domaine de l’innovation organisationnelle. La méthode aide les groupes à se poser les bonnes questions compte tenu du contexte et des enjeux en présence. Elle encourage les participants à faire preuve d’empathie, c’est-à-dire à imaginer des situations à partir de regards différents. Elle peut même déboucher sur des solutions permettant de réduire les disparités économiques ou donner accès à de nouveaux bassins de candidats ou à de nouveaux marchés.

Le « design thinking » a été utilisé avec une grande efficacité dans le secteur privé. IBM l’a notamment employé dans le cadre d’une refonte radicale de sa stratégie de services et de fourniture de systèmes s’appuyant sur l’intelligence artificielle. La démarche lui a permis d’améliorer le rendement de son investissement. La Clinique Mayo, quant à elle, applique la méthode du « design thinking » afin de mieux comprendre l’expérience des patients avec les soins de santé. On analyse en profondeur l’expérience des bénéficiaires, puis on réunit médecins et designers pour discuter de l’approche des soins. Enfin, on crée puis on déploie un prototype de parcours de soins dynamique centré sur le patient.

Alors que notre monde se transforme et que nous tentons d’entrevoir le rôle qu’y jouera le secteur privé, les chefs d’entreprises et les décideurs politiques sont invités à se tourner vers le design et la méthode du « design thinking ». La pandémie a rappelé aux entreprises et à des pans entiers de l’économie la nécessité d’user de stratégies créatives pour gérer la crise et innover dans l’après COVID. Le design et ses outils permettent justement de stimuler la créativité et l’innovation, et ne peuvent que contribuer à enrichir notre réflexion sur la société.

L’avenir des enquêtes d’opinion

« L’ÉCHEC DES SONDAGES montre que la citoyenneté a gagné et que les Américains ont su s’affranchir des enquêtes d’opinion. » Cette phrase n’a pas été prononcée dans la foulée de l’élection présidentielle de 2020, mais il y a plus de soixante-dix ans. Lors de l’élection de 1948, les sondages inspiraient confiance à un point tel que la presse n’hésita pas à annoncer la victoire de Thomas E. Dewey sur Harry Truman. « Un sondeur déclare que les jeux sont faits » et « Dewey donné largement victorieux en novembre », lisait-on en manchettes.

Seulement, voilà : à la grande surprise des sondeurs et des oracles en tous genres, Truman fut réélu. À peine née, la profession fut la cible de critiques acerbes et de quolibets bien mérités (le terme anglais pollster – « sondeur » – date de cette époque; on le doit à Lindsay Rogers, qui s’inspirait du roman dans lequel Frederic Wakeman s’en prenait aux publicitaires modernes – The Hucksters, ou « Marchands d’illusions »). George Gallup dut même aller témoigner devant le Congrès.

À la suite de l’élection présidentielle américaine de 2020, les commentateurs politiques ont également prédit la fin des firmes de sondage. Comme quoi l’histoire se répète… Les Canadiens pourraient se contenter d’un haussement d’épaules, en expliquant le revers des sondeurs par la singularité des États-Unis. Une autre réaction consisterait à espérer que les choses « finissent par passer » comme le dit un vieux proverbe perse : Mais nous pouvons aussi tirer des leçons du passé, accepter les faits et saisir l’occasion de nous améliorer.

« Si elle veut ouvrir un nouveau chapitre, la profession doit commencer par réaffirmer qu’une enquête d’opinion ne se limite pas à faire des sondages. »

En 1948, le geste le plus remarquable des sondeurs a été d’éviter le déni et de regarder les résultats en face. Plutôt que d’essayer de trouver des excuses, les pionniers (George Gallup, Elmo Roper et Archibald Crossley) ont admis le dérapage et promis de faire mieux. Ils sont revenus aux principes fondateurs des enquêtes d’opinion et ont choisi d’emprunter des voies plus prometteuses. Abandonnant les sondages par quotas, ils se sont tournés vers l’échantillonnage probabiliste. Aussi, ils ont compris qu’il fallait sonder les électeurs jusqu’au jour du scrutin. Que nous disent les choix qu’ils ont faits alors sur l’avenir de la profession?

On critique souvent les sondeurs, mais les grandes entreprises, les médias, les groupes d’intérêt et les acteurs politiques comptent sur leurs lumières et leurs analyses stratégiques. La résilience de la profession tient entre autres à sa capacité d’innover sans cesse. Dans les années 1980, les interviews téléphoniques assistées par ordinateur (ITAO) ont eu un impact majeur – grâce à l’informatique, les choses devenaient plus faciles. Quand les changements de style de vie ont rendu cette approche compliquée, les sondeurs se sont tournés vers les groupes de discussion en ligne et de nouvelles manières de conduire les entretiens en ont découlé.

Aujourd’hui, les capacités illimitées de stockage et de traitement associées aux mégadonnées (big data) ouvrent de nouvelles perspectives en matière d’analyse. Nous ne faisons que commencer à saisir les possibilités qu’offrent les plateformes de gestion de données, les communautés en ligne interreliées par API et la surveillance des médias sociaux.

Si elle veut ouvrir un nouveau chapitre, la profession doit commencer par réaffirmer qu’une enquête d’opinion ne se limite pas à faire des sondages. Elle consiste à combiner des informations tirées de nombreuses méthodologies – quantitatives, qualitatives ou indirectes –pour transformer des données informes en un tableau vivant des opinions que nourrit tel ou tel groupe à propos d’un enjeu, d’une entreprise, d’un candidat ou d’un produit. Les études qualitatives, pour ne parler que d’elles, sont de plus en plus intégrées aux plans de recherche; elles révèlent des nuances et des particularités qui échappent aux autres méthodes. Disposant du portrait parlant et directement exploitable que la combinaison voulue d’outils de recherche permet de dresser, une entreprise ou un intervenant individuel peut non seulement exercer une certaine action, mais influer réellement sur les changements en cours.

Une enquête d’opinion est davantage faite pour expliquer pourquoi les gens pensent de telle façon que pour dresser des pronostics. Trop souvent, les sondeurs ne choisissent pas la bonne cible. Comme le disait Allan Gregg, ils cherchent surtout à compter les voix – dénombrant les opinions exprimées au lieu d’analyser ce qui se cache derrière et ce que ressentent les intéressés. La lumière commence à se faire quand on ne se contente plus de quantifier mais que l’on essaie de déchiffrer comment se forment les opinions.

Les pionniers n’avaient aucune idée de ce que les outils technologiques nous permettent de faire. Aujourd’hui, on parle sans arrêt de mégadonnées. C’est un peu par effet de mode, mais il n’en est pas moins vrai que l’« analytique des données massives » pourrait bien révolutionner les enquêtes d’opinion. Particulièrement intéressants sont les outils comme les plateformes de gestion de données (DMP, pour Data Management Platform), qui permettent de suivre l’activité des utilisateurs d’appareils numériques.

Une plateforme DMP est un référentiel dans lequel sont consignées des données provenant de différentes sources en ligne ou hors ligne. Il permet de définir des segments granulaires fondés sur le comportement des utilisateurs. Les données relatives à leurs champs d’intérêt, à leur profil sociodémographique, à leur lieu de résidence et à leurs habitudes (d’achat, notamment) permettent d’établir des profils individuels. La plateforme repose sur l’information générée à partir de ce qu’on appelle, de manière générale, les « mouchards » (cookies). C’est ce qui permet d’avoir une connaissance détaillée des utilisateurs.

Dès lors, l’étude de l’opinion prend une nouvelle forme. Les enquêteurs peuvent en savoir beaucoup sur les intéressés sans même leur poser de questions. Une plateforme DMP permet de savoir quels sites Web un consommateur a consultés avant d’acheter tel produit, où se déplace telle personne (son appareil mobile nous l’apprend), de quel parti politique tel électeur consulte le site, etc. Quand vous voyez apparaître à l’écran une annonce publicitaire concernant votre hôtel, votre magasin ou votre produit préféré, dites-vous que cette technologie est à l’œuvre en coulisses. Il va de soi qu’un outil qui sait déterminer vos goûts peut servir à mener des enquêtes d’opinion.

C’est un fait : les enquêtes d’opinion sont scrutées à la loupe. Les erreurs de parcours font évidemment les manchettes, mais l’étude de l’opinion continue de jouer un rôle essentiel – elle oriente les décisions des grandes sociétés, des groupes d’intérêt et des milieux politiques. Ce qui change, ce sont les méthodes. De plus en plus, les enquêteurs devront utiliser des techniques mixtes, incorporer des sources de données variées et tirer parti des derniers progrès technologiques. L’objectif reste le même : à l’aide des outils de pointe disponibles, dégager le sens des opinions individuelles – forcément diverses et parfois confuses.