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Le prix de la censure au nom de la vertu

2 Décembre 2020
Joe Biden, Donald Trump, Justin Trudeau and Erin O'Toole

Alors que les Canadiens soupèsent encore les conséquences, bonnes et mauvaises, de la 59e élection présidentielle américaine, les stratèges politiques analysent le rôle joué par Facebook dans cette campagne, et prennent la mesure de l’influence du plus grand réseau social du monde. Grâce à différentes stratégies, qui vont de la promotion des activités de financement locales au microciblage des électeurs indécis, Facebook s’est imposée comme la principale plateforme numérique de publicité à des fins politiques. 

L’étendue de l’influence de Facebook s’est véritablement révélée en 2017 lorsque le PDG Mark Zuckerberg a déclaré à la sous-commission judiciaire du Sénat sur la criminalité et le terrorisme que 81 millions de dollars (USD) avaient été dépensés sur la plateforme pour les élections de 2016.1 Depuis lors, Facebook est devenue la pierre d’assise des stratégies de campagne, tous partis confondus.

« Autrefois courtisée par les deux camps en raison des possibilités qu’offrait sa plateforme, Facebook est aujourd’hui le bouc émissaire aussi bien de la droite que de la gauche. »

Lorsque Facebook a annoncé des restrictions sur les publicités politiques durant la semaine précédant l’élection de 2020, son intention avouée était « de réduire la confusion ou les abus 
éventuels ». Une remarque qui n’a rien de rassurant dans le contexte d’une élection visant à choisir le futur dirigeant du monde libre. Plusieurs se sont demandé avec raison pourquoi maintenant ? Facebook s’est toujours ardemment opposée à toute forme d’interdiction des publicités politiques, alors d’où vient ce changement de cap ? Pour répondre à cette question, examinons globalement le rôle de Facebook dans le système politique américain. Nous en analyserons ensuite les possibles répercussions au Canada.

Restrictions sur les revenus

Pour la première fois, Facebook se retrouve au cœur d’une bataille politique entre démocrates et républicains. Autrefois courtisée par les deux camps en raison des possibilités qu’offrait sa plateforme, Facebook est aujourd’hui le bouc émissaire aussi bien de la droite que de la gauche.

Les démocrates ont vivement dénoncé Facebook pour son absence de réglementation pour combattre la désinformation. L’accusation est sérieuse quand on connaît l’importance du vote indécis dans l’élection. De leur côté, les républicains se sont plaint de la censure, laquelle aurait favorisé les idées de gauche. Qu’importe où se situe la vérité, il est clair que Facebook se trouve coincée entre l’arbre et l’écorce.

Jodi Butts, membre expert du Centre canadien pour la mission de l’entreprise, a plutôt vu dans la crise existentielle de Facebook le syndrome d’une crise liée à sa mission :

 « Lorsqu’une entreprise ou une personnalité publique subit les foudres aussi bien de la gauche que de la droite, cela nous laisse supposer deux choses. Ou bien elle occupe effectivement le centre idéologique – ce qui explique qu’elle déplaise à de nombreuses personnes qui se situent de part et d’autre du spectre politique – ou bien elle a oublié sa véritable raison d’être par esprit mercantile, ce qui a pour effet de créer des insatisfactions dans les deux camps. En ce qui concerne Facebook, la deuxième hypothèse me semble plus vraisemblable. »2  

Après les élections de 2016, Facebook s’était montrée prudente, adoptant un rôle passif et profitant des querelles politiques pour nourrir sa plateforme. Elle avait conservé une posture de neutralité, laissant l’information circuler librement et les utilisateurs former leurs propres opinions. Mais force est de constater aujourd’hui que cette approche a échoué. 

Que s’est-il donc passé ?

Alors que le contrôle du Sénat demeure toujours incertain, l’État de la Georgie étant entrainé dans un deuxième tour d’élection sans précédent, Facebook a annoncé la prolongation de ses mesures restrictives pour une durée d’un mois.

La réaction négative des démocrates n’a pas tardé à se faire entendre. Les groupes de campagne et les instances politiques du parti ont fait écho au sentiment animant l’autre côté de la Chambre : les électeurs indécis ont droit à l’information et les restrictions imposées par Facebook constituent une censure, clame-t-on. Il faut savoir qu’en Georgie, les démocrates ont espoir de remporter deux sièges traditionnellement républicains, mais ces derniers ont déjà amassé 28 millions de dollars de plus que leurs adversaires grâce aux Super PAC et aux activités de financement directes.3  

« L’interdiction, délibérée ou non, de la publicité sur Facebook empêche les démocrates de réaliser leurs objectifs. »

La collecte de fonds en ligne est la clé de la stratégie démocrate. L’interdiction, délibérée ou non, de la publicité sur Facebook empêche les démocrates de réaliser leurs objectifs. Au moment où la nation entière a les yeux tournés vers la Georgie, la perte d’outils de financement essentiels en période électorale affaiblit considérablement leur pouvoir de mobilisation sur le terrain. 

Voilà donc le prix à payer pour une censure faite au nom de la vertu. En essayant d’apaiser la frustration des deux partis, Facebook s’est plutôt posée maladroitement comme la responsable du succès ou de l’échec de la prochaine administration. Alors que la plateforme jongle avec l’idée de lever les restrictions, les stratèges démocrates sont déjà partis en guerre. S’ils parviennent à gagner cette bataille de David contre Goliath sans l’aide de Facebook, l’on commencera sans doute à questionner le pouvoir réel de cette plateforme dans les campagnes électorales. 

La question est maintenant de savoir quelle direction prendra Facebook.

Tous l’ignorent pour l’instant, mais si l’on suit le raisonnement de Jodi Butts, Facebook a manqué de jugement en jouant la carte de la neutralité. La dissension présente sur sa plateforme ne date pas d’hier et n’est pas le fruit d’un accident de parcours : elle découle directement de son modèle d’affaires. 

En restreignant les publicités de nature politique une semaine avant les élections et en maintenant temporairement cette interdiction, Facebook a commis une grave erreur. On peut certes louer son désir de mettre fin au mécontentement populaire des dernières années, mais la bataille que mène aujourd’hui Facebook contre la désinformation risque fort de paralyser les efforts d’un parti politique pour remporter le Sénat. En limitant la publicité payante, Facebook espérait freiner la propagande de droite sur sa plateforme. Malheureusement, cela a aussi pour effet d’empêcher la diffusion de contenu électoral payant et tout à fait légitime.

Facebook doit maintenant trouver une solution permanente qui lui permettrait de continuer à lutter contre la désinformation, et ce, sans sacrifier les contenus pertinents. En essayant d’apaiser les deux parties, la plateforme s’est livrée à un jeu dangereux et n’a pas atteint son objectif d’impartialité.

Qu’est-ce que cela signifie pour le Canada ?

Il faut s’attendre à ce que les décisions prises par Facebook aux États-Unis finissent par s’appliquer au nord de la frontière. C’est pourquoi les observateurs de la scène politique canadienne surveillent de près ce qui se passe au Sud. Les environnements publicitaires des deux pays sont certes différents, mais les enjeux restent les mêmes.

Aux États-Unis, tout est permis, ou presque, en matière de publicité à des fins politiques. Les médias sont peu réglementés, et pour survivre financièrement, ils ont besoin d’annonceurs fortunés qui possèdent d’énormes budgets publicitaires. Au Canada, en revanche, la publicité politique fait l’objet d’une surveillance stricte et transparente. Lors des élections fédérales de 2019, les dépenses publicitaires en ligne des trois grands partis pour la publicité en ligne ont totalisé 7,8 millions de dollars, soit moins de 10 % de ce qui a été dépensé pendant les élections américaines de 2016.4  

Le dollar investi dans la publicité au Canada fait cependant beaucoup plus de chemin qu’aux États-Unis, Les contraintes liées aux dépenses de campagne ainsi que les budgets qui y sont alloués obligent les stratèges d’ici à planifier les achats publicitaires avec ingéniosité. En dépit des lois canadiennes, Facebook a pris les devants sur ses concurrents. Cela s’explique en partie par les politiques beaucoup plus strictes adoptées par Google et Twitter en matière de publicité au pays. Aussi, les stratèges de campagne comptent beaucoup sur Facebook pour maximiser leur portée et leur influence. Lors des élections provinciales de 2020, le Parti libéral de la Colombie-Britannique a dépensé plus de 40 000 dollars par jour sur Facebook.5 Contraintes ou pas, la publicité en ligne, en particulier sur Facebook, demeure au cœur des stratégies politiques canadiennes.

Les limites publicitaires établies par Facebook aux États-Unis vont sans aucun doute finir par s’appliquer chez nous, car le réseau social n’aura pas le choix de s’ajuster au contexte canadien, un contexte cela dit qu’il a lui-même contribué à créer. Le ciblage des populations vulnérables et la diffusion de fausses informations sont des préoccupations légitimes des citoyens, des décideurs politiques et même de Facebook. Ironiquement, la majorité des acteurs qui font pression pour un changement utilisent eux-mêmes le média social pour influencer ses abonnés. Car s’ils n’aiment pas faire avec, ils sont bien incapables de s’en passer.

Au Canada, alors que des élections se profilent à l’horizon du printemps 2021, on tarde à connaître les décisions que prendra Facebook. Avec leurs maigres budgets, les stratèges devront déterminer la distribution de leurs dépenses et déployer des trésors d’imagination pour obtenir l’impact désiré avant le jour fatidique des élections. Ils devront aussi s’accommoder de l’interdiction de publicité en ligne imposée par Élections Canada le jour des élections. Une éventuelle restriction de Facebook ne fera que compliquer les choses.

Facebook peut espérer rester neutre durant la campagne électorale canadienne, mais quelles que soient les nouvelles règles mises en place, celles-ci influenceront grandement les stratégies utilisées par nos partis politiques et le gouvernement que nous élirons. Tant que le géant des médias sociaux n’aura pas adopté une position sur la publicité politique et les stratégies de ciblage dans le contexte canadien, les acteurs politiques lui resteront soumis.

Facebook se transformera-t-elle en agrégateur de contenu ? En éditeur ? Ou en véhicule d’information impartial ? Tout indique que la politique canadienne de Facebook épousera le modèle américain et bannira la publicité à des fins politiques durant les prochaines élections. Les dirigeants politiques canadiens piaffent d’impatience en attendant le signal du grand manitou.

[1] https://www.vox.com/2017/11/1/16588374/live-updates-facebook-google-twitter-testify-senate-congress-russia-president-election

[2] https://nationalpost.com/opinion/opinion-facebook-has-lost-its-purpose-theres-a-lesson-in-that-for-all-organizations

[3] https://www.cnn.com/2020/11/18/politics/georgia-senate-runoff-races-republican-cash/index.html

[4] https://www.ctvnews.ca/politics/tv-online-ads-take-lion-s-share-of-party-election-spending-new-reports-show-1.4996155

[5] https://vancouversun.com/news/politics/bc-election/b-c-election-2020-liberal-party-leads-in-facebook-spending-since-the-election-was-called

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